L’auteur contre le défenseur de ses droits : Libération

http://www.liberation.fr/ecrans/1998/05/29/gilles-vercken-avocat-defend-le-droit-d-auteur-sur-le-net-reynald-drouhin-artiste-multimedia-reclame_235858

libe

Gilles Vercken, avocat, défend le droit d’auteur sur le Net. Reynald Drouhin, artiste multimédia, réclame le droit au détournement. L’auteur contre le défenseur de ses droits.

Par Nidam Abdi — 29 mai 1998 à 01:10

Avocat spécialisé dans le droit d’auteur, Gilles Vercken a été, en

France, l’un des premiers juristes à se pencher, dès 1987, sur les nouvelles technologies. Il ne cache pas son scepticisme devant le retard «dramatique» de la France dans l’application et surtout dans la mise en place du droit sur l’Internet. Reynald Drouhin est l’un des premiers élèves des Beaux-Arts formés à la création «multimédia». A 28 ans, il n’hésite pas à piocher sur l’Internet pour nourrir ses oeuvres. Sa dernière création est un détournement du célèbre tableau de Gustave Courbet, l’Origine du monde, que l’on peut voir sur son site personnel (1). Alors que l’artiste veut tirer parti de la nouvelle liberté qui lui est offerte, l’avocat plaide pour la préservation du droit d’auteur. Face à face.

Quand avez-vous été confrontés aux questions des droits d’auteur sur le réseau?

Reynald Drouhin: Jamais. Pourtant, pour mes créations, je prends des photos, des sons diffusés sur le réseau. Régulièrement, je les modifie pour les intégrer à mes oeuvres. Certains de mes travaux ne sont jamais terminés. Le réseau permet une évolution permanente de l’oeuvre. C’est pourquoi je crée des sites plutôt que des CD-Rom.

Me Gilles Vercken: En 1993, un ami artiste a envoyé son roman interactif sur disquette à un magazine informatique. Il espérait un article de leur part. Sans son autorisation, le magazine l’a mis en ligne. Dès lors, n’importe quel internaute pouvait télécharger un exemplaire de l’oeuvre. L’artiste a protesté, le roman a été retiré du site. Avec le Web, on peut cesser la diffusion d’une oeuvre dès que l’infraction est constatée. C’est une aubaine: avec le papier, c’est nettement moins simple. J’ai entendu des directeurs juridiques de grands groupes de communication dire: «On sait bien qu’on n’a pas les droits des oeuvres, mais on s’en fiche. On les met sur nos sites et quand on reçoit des plaintes, on retire.»

Comment évolue le débat sur les droits d’auteur sur l’Internet?

G.V. Entre 1993 et 1996, on s’interrogeait pour savoir si les oeuvres diffusées sur l’Internet devaient être soumises aux droits d’auteur. Les créateurs de sites disaient: «Lorsque je conçois une page web, je la mets à disposition du public mais je ne fais aucun acte positif d’émission. Ce n’est pas moi qui vais chercher le public, c’est lui qui vient sur mon site.» Le fournisseur d’accès refuse la notion de droits à payer en arguant qu’il ne fait qu’acheminer l’oeuvre. Enfin, celui qui consulte un site parle «d’accès individuel à une copie privée», comme s’il écoutait un disque chez lui. Toute la chaîne voulait s’exonérer du droit d’auteur. En 1996, on a vu les premières jurisprudences affirmant que les droits d’auteur doivent être respectés sur le réseau. Enfin, un accord international a été signé le 20 décembre 1996: le traité sur le numérique de l’OMPI [Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, ndlr] indique expressément que la diffusion sur l’Internet est soumise aux droits d’auteur.

Le Web accentue le flou entre ce qui relève de l’oeuvre d’art et ce qui ne l’est pas.

G.V. En droit, et indépendamment du Web, la définition de l’oeuvre est beaucoup plus large que celle de l’oeuvre d’art au sens commun. Un manuel technique pour la réparation d’une voiture peut être considéré comme une oeuvre. Et son auteur peut exiger la défense de ses droits d’auteur si quelqu’un s’avise de mettre en ligne son manuel. En ce qui concerne le travail de Reynald Drouhin, pourquoi prendre les photographies sur tel ou tel site en sachant que ce n’est pas autorisé, pourquoi ne pas concevoir des images originales?

R.D. La raison d’être de mes créations, c’est de mélanger mon travail avec des photographies qui existent déjà, même si elles sont banales.

G.V. Je me demande si Reynald Drouhin accepterait que je détourne son oeuvre sur l’Internet. R.D. Cela ne me gêne pas si on me demande l’autorisation. Il m’est déjà arrivé que des sites ou même des magazines papier reprennent des éléments de mon oeuvre sans me prévenir. G.V. Tous les artistes ont cet état d’esprit. En amont je fais ce que je veux avec l’oeuvre des autres, mais en aval ne touchez pas à la mienne.

Le détournement d’oeuvres n’est-il pas une pratique courante dans le milieu des arts plastiques?

R.D. Avant, il était admis que les artistes réutilisent d’autres oeuvres. Ce n’était pas permis officiellement, on laissait passer des choses. L’arrivée du multimédia a renforcé la protection des droits d’auteur.

G.V. C’est faux. La semaine dernière, j’ai reçu une cliente qui crée des tableaux à partir d’éléments préexistants qu’elle découpe et colle. Elle a déjà plusieurs expositions à son actif et jamais elle n’avait demandé d’autorisation. Aujourd’hui, elle envisage de passer sur l’Internet. Elle se rend compte que l’exploitation de sa création change de degré et qu’elle doit se préoccuper du droit. Exposer ses oeuvres sur l’Internet devient un acte d’exploitation mondiale, ce n’est plus une simple exposition d’art conceptuel dans une MJC.

(1) www.ensba.fr/alteraction/

Nidam Abdi 

← Previous post

Next post →